Un apprentissage du trouble

Jonàs Forchini

Exposition : 
du 3 février au 28 avril 2024
Vernissage :
 
le samedi 3 février de 18h00 – 20h30
Ouvertures :
 
du SAMEDI AU DIMANCHE 10H-12h30 / 16H-18h30
Conférence : vendredi 2 février 19h00-20h00
« Pratique des fonds : construction / déconstruction d'un imaginaire sous-marin »

La photographie sous-marine, tantôt outil d’exploration tantôt médium artistique, se présente comme un sujet trouble qui pose un large spectre de questions allant des conditions pratiques et techniques de prises de vue (fixes ou mobiles) aux notions philosophiques fluctuantes d’espace et de point de vue en situation d’immersion. Mon intérêt se porte sur des jugés déceptifs de la photographie sous-marine en privilégiant des plongées dans des milieux turbides où je mets à l’épreuve l’enregistrement photographique : Comment positionner un regard dans un espace limité par la visibilité de l’eau ? Quel usage faire de ces limites pour construire un paysage subaquatique au moyen de la photographie ? Comment introduire le trouble et développer un imaginaire qui ne soit pas lié au vertige et au sublime de l’invisible, mais réclame au contraire une attention particulière pour déchiffrer l’infra-ordinaire de paysages sous-marins altérés par l’homme ?

La question qui se pose aujourd’hui pour aborder les fonds marins est donc celle du renouvellement de ses représentations et de son imaginaire pour aboutir à un écosystème visuel qui ne soit plus basé sur l’extraordinaire mais sur l’ordinaire. Selon Augustin Berque, géographe et philosophe, insistait sur la nécessité de documenter un territoire « que l’on ne sait pas voir, ou que l’on ne veut pas voir ». Ce questionnement mérite d’être transposé à l’environnement marin dont la contemplation suppose toujours le plus haut degré de visibilité, par opposition à la turbidité dans d’autres localisations sous-marines dégradées par l’homme « moins agréables » à l’œil. À l’embouchure d’un fleuve ou bien dans une darse artificielle du port autonome de Marseille, les tentatives de construire un paysage subaquatique à travers l’image photographique, sont toujours orientées et conditionnées par le dispositif de plongée dont la configuration permet d’entrer dans l’élément liquide mais aussi d’éprouver non seulement les limites de la visibilité, mais aussi celles de son propre corps. Apprivoiser ce type de conditions nécessite un temps prolongé sous l’eau, pour que le regard s’habitue progressivement, et avec lui s’affine le positionnement de la caméra. La bouteille comme extension du poumon est une prothèse indispensable sous l’eau et une aide précieuse pour l’adaptation des yeux autour de la turbidité. Les cinq premiers mètres, la vision est nulle. Le regard reste centré sur les petites particules flottantes, qui indiquent la vitesse à laquelle je descends. Mais plus la profondeur augmente, plus la température change et avec elle, l’amplification de mon angle de vision. Cependant, la lumière est de plus en plus faible, ce qui m’oblige à me servir d’un élément statique (un petit trépied) pour pouvoir fixer mon appareil, et faire de longs temps de pause dans le cas où je n’ajoute pas de lumière artificielle. D’une certaine manière, je me sens à l’aise dans ces conditions. Ma rétine s’y habitue comme l’optique de mon dispositif m’y engage. Arrive le moment où mon corps atteint une flottabilité stable, indiquant que ma gestion de l’air est bonne et avec elle, la possibilité pour moi de déclencher une prise de vue. En collectionnant un nombre indéterminé de prises de vue, je finis par construire une vue panoramique sous-marine, qui excède le montage mental de ce que notre cerveau est capable de se représenter. Cet assemblage de plusieurs points de vue pour fabriquer ultérieurement une seule image, proportionne une sorte d’ouverture et transposition de l’espace et de l’expérience.

La couleur de l’eau est également pour moi une dimension essentielle. Elle teinte le contexte et le spectre des lieux que je choisis de photographier, montrant l’influence des rivières et de toutes les matières vivantes et non vivantes qu’elles charrient pour se jeter dans la mer. L’influence colorimétrique des sédiments rend une sorte de monochrome dans les panoramas que je produis. Dans l’imaginaire populaire des profondeurs, sont en général représentées les couleurs qui se distinguent par leur beauté et leur pureté. Les bleus électriques, les cyans cristallins, une conjonction de vert et de bleu ou tout cela en même temps. Comme la surface ou l’envers d’une incursion sous-marine, le fond semble représenté dans différents états, tantôt du dessous tantôt du dessus. En jaune ou en vert, il acquiert une connotation plutôt négative qui peut évoquer la pollution mais aussi la surprésence du plancton. Cette ambivalence qui laisse le sens dériver me touche, ou plus précisément me trouble. Une eau troublée, souillée, turbide peut être tout autant porteuse de vivant qu’une eau cristalline. Toutes les gradations et les couleurs de l’eau méritent d’être représentées.

À la confluence du corps et du voir, nous flottons assez pour construire des images ou des radeaux, porteurs d’imaginaire pour interpréter la réalité, et dont le sens est tout autant du côté de la visibilité que du trouble. Plonger c’est aussi apprendre à se laisser aveugler.

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