Exposition du 28 mars au 24 mai 2015
Quelle serait l’attitude la plus juste pour s’ouvrir à l’univers d’Alan Eglinton ? Je pense qu’il ne faut pas avoir en tête l’idée d’une « œuvre », au sens d’une quête de cohésion ou de totalité.
S’agirait-il alors d’anti-art ou de contre-culture ? En partie seulement. Car un photographe-jongleur expérimenté est ici au travail, doublé d’un piégeur de mots. Derrière son humour, sa désinvolture et ses constats immédiats règne une étrange gravité. Le sarcasme, l’autodérision, le trivial, voire l’obscène peuvent même y aborder à une forme d’effroi.
C’est entendu : les gestes visuels ou verbaux d’Alan Eglinton ont à voir avec l’art du haïku. Sa dilection pour les cultures asiatiques – et pour leurs figures d’érotisme – est notoire. Dans sa lucide triangulation culturelle Grande-Bretagne-France-Asie, il sait éviter l’exotisme et le danger du « poétique », dont les grands auteurs japonais du genre se méfient eux-mêmes par-dessus tout. Un maître du zen ne répondit-il pas un jour à l’un de ses disciples zélés que sa fausse sagesse et son souci de transcendance « puaient le zen » ? Les poètes occidentaux du XXe siècle ayant pratiqué le haïku, comme Jack Kerouac ou Tomas Tranströmer, connaissaient eux aussi ce danger de l’effusion sentimentale.
On trouve chez Eglinton des images d’une immobilité sereine, d’autres relevant de la photographie de rue la plus fugace. Leur maîtrise s’est nourrie d’une vaste culture qui s’invite dans ses œuvres par intermittence : le visage de Walker Evans apparaît de manière facétieuse ici, tandis qu’ailleurs le nom de William Eggleston croise celui de l’artiste en un pentasyllabe - William Eglinton/Alan Eggleston. On gardera en mémoire, du reste, qu’Eglinton est l’auteur de remarquables images proches du documentaire social. D’autres photographies sont débraillées comme des souvenirs d’amateur ; des portraits sont gardés en raison même de leur échec, ou crayonnés avec la plus grande décontraction : la mention explicite du fuck-up pourrait être une évocation du cut-up de Brion Gysin et William Burroughs. Tout ici est un jeu auto-ironique entre « ce qu’il faut faire » et « ce qu’il ne faut pas faire », comme dans ces recommandations administratives en vue des portraits de passeport. Même la mauvaise condition physique des photographies peut être convoquée pour de subtils comptes-rendus de circonstance : déchirées ou voilées, elles voisinent avec le tout-venant des tickets, bulletins, factures ou tags de bagages.
Ainsi les deux valeurs opposées de l’ordre et du désordre délimitent-elles ici le territoire mental où se déploient les humbles signes quotidiens d’une épopée. Mais la maîtrise et le lâcher-prise sont-ils vraiment opposés ? Bien sûr que non : le naturel ne peut être que le fruit d’une rigueur. Et pourtant, le meilleur moyen d’échouer est de chercher cette rigueur par l’effort : rien de plus difficile que de parvenir à laisser aller. Il faut pratiquer l’observation attentive plutôt que la concentration douloureuse. Alan Eglinton l’a vite compris et c’est là, je crois, la source du grand charme de sa cadence easy-going.
Arnaud Claass
ENGLAND
POEMS